Au seuil du printemps, il est certains jours
Où la prairie se repose sous la neige dense,
Où les arbres font un bruit gai et sec,
Où le vent tiède est tendre et moelleux,
Où le corps s’étonne de sa légèreté,
Où l’on ne reconnait plus sa maison,
Où la chanson qui déjà lassait
On la chante avec émoi, comme neuve.
Anna Akhmatova
Poèmes
Editions Librairie du globe
Crédit photo : Sandrine Mulas
Crédit photo : Eric Mariette
Joséphine
Qu’est-ce que je vais faire à manger
se demande la mère
hier déjà la question s’est posée
devant moi
avec sa tête têtue
elle me montrait les dents
avant hier aussi
et encore avant
et depuis des siècles
qu’est-ce que je vais faire à manger
et demain
il ne faut pas penser à demain
aujourd’hui
c’est aujourd’hui
la question
que faire à manger
du cheval ?
de la salade d’érable au vinaigre ?
des pommes de terre en robe du soir ?
des animaux frais cuits au haut-fourneau ?
de la purée de charbon ardent ?
mon dieu
mon dieu
délivrez-moi
de la question
moi qui n’ai pas faim
laissez-moi faire du parachute
là-haut
pas de fourneau
pas de question
à la sortie de l’avion
je suis une plume
que bercent
les courants d’air
comme tout est petit sur la terre !
la cuisinière
le cheval en salade
les pommes du soir
je suis si légère
moi qui n’ai pas faim
loin loin
mon mari
mes enfants
têtes renversées me regardent en riant
jamais ne retoucherai terre.
Christiane Veschambre,
extrait de la revue "Dans la lune" n° 2, éditions Centre de Créations pour l’Enfance de Tinqueux
Je suis lasse de la tête que je porte
M'a déserté le désir de la laver et de la soigner.
Y a-t-il un homme qui puisse porter son poids à ma place?
Je suis lasse, Umm Hakim, vers le 7 ème siècle,
Extrait de « Voix de femmes », éd. Turquoises, Bengale, Inde
Crédit photo : Sandrine Mulas
Crédit photo : Sandrine Mulas
Les seins dressés la taille fine le bassin large
Les femmes faites selon vos désirs selon le moule
Sortent des épopées et marchent vers le vingt-et-unième siècle,
Elles avaient aussi un cerveau, Ô poètes ! Ô mâles ! L’aviez-vous oublié ?
Celles dont la silhouette n’est pas si idéale
Celles qui ont jeté le moule
Les femmes qui ont voulu le baiser inverse
Les femmes en extase avec leur compagne de lit
Celles qui refusent d’accepter leurs hommes
comme seigneurs et maîtres
Les femmes qui écrivent des poèmes et qui débattent,
érudites et brillantes,
Celles qui font la moisson ;
celles qui maçonnent, celles qui travaillent au bureau,
Vous n’avez aucun mot pour les décrire.
Grand poète, vous n’avez compris la femme qu’à demi.
L’autre moitié est toujours obscure.
Question posée au poète, Mallika Sengupta, Bengale Inde,
Extrait de « Voix de femmes », éd. Turquoises
Crédit photo : Charlotte Lascève
Café, café, café,
le temps qui passe, là, à cette table,
qu’a fait le temps qui passe sur toi ?
Que lui as-tu laissé de ta peau ?
Qu’ont fait tous ces cafés pris au zinc,
ces jours d’attente,
ces minutes de conversation,
où se frottaient de peau à peau nos envies d’heures passées ensemble.
Café, café, café,
Ce qu’on porte d’années
Et combien de ces tasses, de l’amer, du sucré,
Un condensé du sens dans la petite liqueur,
Et la douleur aussi, qu’on doit bien traverser.
Dans le grand compte de poésie,
combien de lignes, combien de phrases,
à dire le temps qui passe sur ta peau,
qui compte les lignes de ta main,
les rides de ton front,
toutes ces vies successives.
Café, café, café,
et quand la tête se relève,
le plissement de tes yeux,
la chaleur dans mes veines,
un brouhaha, des rires,
qui respirent au détour d'échevelés silences.
Qu’a fait, qu’a fait, qu’a fait
Qu’a fait le temps qui passe sur nos peaux,
de tous ces grains de poésie,
qui glissent dans la paume de ta main
transmutation de l'eau en or,
un fleuve obscur, une énergie.
Café, Christine Simon,
Le point imaginaire christinesimon.fr
Si un jour quelconque,
par un de ces lapsus où il est toujours agréable de tomber exprès,
nous nous rencontrions et que nous prenions par erreur
l’autobus de Lumiar ou de Poço di bispo (trente-cinq minutes),
cela nous donnerait plus de temps pour nous rencontrer par hasard.
Ryoko Sekiguchi,
extrait de “adagio ma non troppo”, éditions Le bleu du ciel
Crédit photo : Sandrine Mulas
Crédit photo : Sandrine Mulas
Je vous visiterai mes amis inconnus
Au sol dans les nuages je ne vous louperai
Aussi sûr que j’aurai dans ma chaussure
Un petit gravillon pour m’agacer le pied
Une plume collé sous ma semelle aussi
Un mégot antérieur long rêve de fumée
Ou crottin de cheval herbe mal essuyée
Réminiscence douce et dormante douce
Mes amis inconnus je m’assoirai dessus
Votre seul cœur de marbre
Dur et pur comme un chêne
J’ôterai de mon soulier le caillou blanc
Et je vous chanterai une chanson mince
A l’intérieur tout noir de moi.
Valérie Rouzeau
VROUZ, éditions de la Table Ronde